L’action caritative à Paris et en Ile-de-France à travers les publications des institutions de bienfaisance et des œuvres patronales (1840-1940)
La Bibliothèque historique conserve un riche fonds constitué de périodiques, rapports et comptes rendus édités par les institutions caritatives et de bienfaisance, les œuvres de patronage, ainsi que les congrégations religieuses et les paroisses parisiennes. De nombreux titres sont éphémères tandis que la publication de certains s’étale sur plus d’un siècle : notre numéro le plus ancien, publié par la Société des amis de l’enfance pour l’éducation et l’apprentissage des jeunes garçons pauvres de la ville de Paris paraît ainsi de 1846 à 1938.
Pourtant, c’est trente ans plus tard, sous la IIIe République, que ce type de publication se développe vraiment : la concurrence politique des monarchistes, souvent catholiques, et des républicains se poursuit en effet aussi dans le champ de l’action caritative et se traduit par la multiplication du nombre d’œuvres philanthropiques de tous bords. Plus qu’un devoir chrétien, la charité devient à la fin du 19e siècle un véritable acte politique, dans lequel s’engagent différentes élites afin d’affirmer leur appartenance à la bonne société. A partir de 1940, ce type de publications décroit car les mutations engendrées dans la société après la Seconde Guerre Mondiale imposent l’adaptation des pratiques de la bienfaisance à des nouvelles réalités.
Cet article se propose de dresser, à travers une sélection de publications, le tableau du monde de la charité francilienne et ses divers domaines d’interventions tel qu’il se dégage de nos collections.
La charité, un acte politique sous la IIIe République
Apanage de l’église catholique jusqu’à la Révolution française, la charité devient une préoccupation de l’élite politique sous le Second Empire et notamment sous la IIIe République. Si en 1819 on recensait 176 institutions d’assistance et de prévoyance à Paris, en 1912 il y en avait 6930, et pas moins de 9065 en 1921 ! Celles-ci touchent tous les âges de la vie et tous les domaines de l’assistance en fonction du type de détresse et de besoins. À partir des années 1890, malgré la volonté de l’Etat d’impulser une politique publique dans le champ social, son action demeure limitée faute de moyens financiers. Les autorités publiques doivent donc s’appuyer sur ces sociétés privées fondées par des représentants des principales confessions religieuses (catholiques, protestants, juifs), mais aussi des laïcs. La multiplication de ces œuvres est notamment liée à l’importance numérique grandissante des « nouveaux riches », exclus des cercles de sociabilité traditionnels, qui commencent à créer leurs propres sociétés de bienfaisance. Partisans des réformes, c’est sur eux que l’Etat s’appuie pour mettre en place sa politique sociale.
Charité, bienfaisance, assistance … la terminologie de la philanthropie reflète bien la diversité du paysage caritatif français à la fin du 19e siècle. Pour désigner l’action des œuvres privées, catholiques et protestants utilisent le terme « charité », tandis que les autorités publiques et les républicains préfèrent celui de « bienfaisance ». Quant au terme d’« assistance », il désigne dans un premier temps les initiatives officielles, puis, au fil du temps, les œuvres privées. À la fin du 19e siècle et au début du 20e, le monde de la charité parisienne se caractérise donc, tel qu’il a déjà été souligné par les historiens, par une multitude d’œuvres, dont la plupart sont locales, spécialisées et complètement indépendantes les unes des autres1.
Œuvres pour la protection de l’enfance
L’enfance représente un des domaines d’intervention les plus visés par l’action caritative. Au 19e siècle, plusieurs lois fondatrices de la protection de l’enfance sont adoptées comme celles de 1841 et de 1874 limitant le travail des enfants ainsi que des lois de Jules Ferry sur la création de l’école primaire obligatoire, laïque et gratuite. En 1889, l’adoption de la loi relative à la protection des enfants maltraités et moralement abandonnés constitue une avancée considérable dans ce domaine. Cependant, cette dernière loi, ainsi que celle de 1898 réprimant les violences faites par les parents sur les enfants, engendre une nouvelle problématique : la prise en charge des enfants plus âgés, parfois victimes de violences diverses et même des mineurs délinquants. A la fin du 19e siècle, le nombre de sociétés de bienfaisance chargées du patronage et du placement de ces enfants va donc augmenter.
En 1866, l’abbé Roussel jette les bases de l’Œuvre des Orphelins Apprentis d’Auteuil, institution destinée à recueillir « les enfants vagabonds de 12 à 18 ans, sans famille, sans soutien, pour les instruire pendant trois mois, leur procurer le bienfait d’une bonne première communion, et les placer ensuite dans d’honnêtes maisons pour leur apprendre un état » mais ce n’est qu’après la Commune que l’œuvre prend véritablement son essor. Grâce au soutien de l’archevêché de Paris et aux campagnes de souscriptions, l’abbé Roussel fait l’acquisition d’une villa rue La Fontaine et de quelques terrains aux alentours. Il y installe les premiers ateliers de cordonnerie et de taillerie et quelques années plus tard, ouvre une imprimerie. En 1891, l’œuvre accueille 245 apprentis. A partir de novembre 1874, elle publie un journal hebdomadaire, La France Illustrée, qui compte déjà 6.000 abonnées en 1880. Afin de mieux faire connaître l’œuvre et ses activités auprès des bienfaiteurs, l’œuvre des Apprentis d’Auteuil édite aussi à partir de 1897 un bulletin mensuel, Courrier de l’Œuvre d’Auteuil, une publication qui ne s’arrête qu’en 1977 ! Aujourd’hui, l’œuvre d’Auteuil est l’une des rares institutions religieuses caritatives ayant survécu jusqu’au 21e siècle.
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Particulièrement sensible aux dangers engendrés par la société industrielle, les protestants accordent une grande attention à la protection des enfants. La création des Petites familles. Œuvre protestante de patronage des enfants en danger moral remonte à 1891. Elle était destinée à recueillir « des enfants de tous les âges et des deux sexes, orphelins, abandonnés ou vivant dans des milieux immoraux ». Groupés par Familles, « sous la direction d’une femme chrétienne qui devient leur mère adoptive […] les enfants reçoivent une bonne instruction primaire, ils sont élevés en vue de la carrière laborieuse qui répond le mieux à leurs aptitudes, leur goût et leur force physique ».
Bien que moins développé que les réseaux catholique et protestant, le réseau israélite est aussi présent dans le monde de la charité au 19e siècle. En 1888, de grandes familles achètent le Château Colbert pour y installer la Société du Refuge du Plessis-Piquet destinée à « recueillir, élever et moraliser les enfants abandonnés de sexe masculin, appartenant au culte israélite de la circonscription consistoriale de Paris ». L’association s’engage à donner « à ses pupilles l’instruction primaire et leur enseigne des professions manuelles, principalement l’agriculture. » Au moment de son ouverture, l’institution ne compte qu’une dizaine de pensionnaires ; selon le rapport de juin 1909, qui note « une amélioration sensible dans la conduite et la discipline des enfants », elle en abritait 66.
Œuvres d’instruction et d’éducation
En lien avec l’enfance et la jeunesse, les œuvres d’instruction prennent en charge les besoins d’éducation et de formation des enfants et notamment des adolescents. Afin d’encadrer leur temps libre et les protéger des dangers du monde urbain, nombre d’œuvres de patronage et des cours pour adultes vont voir le jour dans la seconde moitié du 19e siècle.
Aujourd’hui, la Manécanterie des Petits Chanteurs à la Croix de Bois est connue partout en France, et même à l’étranger. Ses débuts remontent pourtant à 1907, lorsque deux jeunes décident d’ouvrir une école de chant pastoral et d’y donner aux enfants une éducation scolaire et artistique. Tous les ans, les Petits Chanteurs bénéficiaient des vacances dans des lieux propices au recueillement et à l’apprentissage. Dès 1912, l’œuvre publiait un bulletin Les chroniques de la Manécantérie : des petits chanteurs à la Croix de bois informant des activités de l’œuvre et du chœur.
Fondée en 1918, les Œuvres Diocésaines du Midi s’intéressaient de leur côté à l’instruction des ouvrières sur la pause du midi. À cet effet, elles avaient ouvert dans les foyers fondés dans les paroisses parisiennes des bibliothèques populaires, ainsi que des salles de repos où les ouvrières pouvaient trouver « le réconfort intellectuel et moral avec des Cours, des Conférences, des Cercles d’études, des Missions et une ambiance toute spéciale de sympathie et d’amitié qui les réconforte dans leur labeur. » L’œuvre édite une revue mensuelle, Le Levain, destinée à faire connaître ses actions. Après une existence de presque deux décennies, la revue cesse de paraître au printemps 1940.
Œuvres médicales
En vertu des liens traditionnels unissant l’Église et l’hôpital, les œuvres à visée médicale représentent un des domaines de prédilection de l’intervention catholique. Au 19e siècle, son action à travers les congrégations religieuses féminines se manifeste non seulement au sein de leurs propres œuvres, mais aussi au sein des œuvres fondés par des laïcs et même dans les institutions relevant de l’Assistance publique. Malgré les décisions prises par l’État dans les années 1880 afin de laïciser le personnel des établissements publics, la présence des « sœurs » demeure prépondérante.
Au milieu du 19e siècle, Jeanne Garnier fonde à Lyon L’Œuvre des Dames du Calvaire. Veuve à l’âge de 24 ans, elle décide de consacrer sa vie au soin des femmes atteintes de maladies incurables et des veuves âgées et infirmes habituellement rejetées des hôpitaux. Le Calvaire est donc l’œuvre des veuves pour les veuves. Selon ses statuts, les Dames sociétaires résident dans l’hospice et doivent se consacrer jour et nuit au soin des malades. Reconnue d’utilité publique en 1861, les Dames du Calvaire sert de modèle d’accueil des malades incurables ; ce sont les ancêtres des unités de soins palliatifs actuelles. En 1874, l’œuvre fonde sa première maison à Paris et en 1880, ouvre un hospice qui dispose de 21 lits.
Les conditions de vie au 19e siècle, les logements insalubres et les privations de toute sorte exposent une population déjà vulnérable à « un des plus terribles parmi les maux qui accablent l’humanité nouvelle », la tuberculose. Fondée en 1877 par la Congrégation des sœurs de Marie l’Auxiliatrice, l’Œuvre de Villepinte apporte assistance aux enfants, jeunes filles et femmes de 5 à 30 ans atteintes de tuberculose, quel que soit le stade de la maladie. Initialement installée à Livry, à 18 km au nord de Paris, l’œuvre est transportée à Villepinte en 1881, où elle s’agrandit grâce à la construction de nouveaux bâtiments. Selon le rapport de 1926, le Sanatorium avait une capacité de 500 lits. Premier hôpital-sanatorium consacré aux tuberculeux en France, le centre de Villepeinte s’est doté dès sa création de « pavillons entièrement séparés et distincts, suivant l’âge et les stades de la maladie ». Cette mesure, avant même que la médecine ne distingue entre les différents degrés de la maladie, a permis d’éviter la création de nouveaux foyers de contamination. Reconnue d’utilité publique en 1920, L’œuvre de Villepinte a pu bénéficier de legs et de dons ce qui a permis une meilleure prise en charge des malades. Entre 1877 et 1927, sur les 40.000 hospitalisés, l’œuvre annonçait fièrement plus de 16.000 guérisons et presque 14.000 améliorations.
Œuvres sociales d’aide et d’entraide
Au cours du 19e siècle, la révolution industrielle et les travaux d’urbanisation du baron Haussmann engendrent un phénomène de paupérisation de la population ouvrière de la capitale, mais à la fin des années 1890, avec l’arrivée au pouvoir des radicaux, le monde politique s’ouvre progressivement aux réformes sociales. Par conséquent, nombre d’œuvres patronales en faveur des salariés, d’associations ouvrières d’aide mutuelle et d’institutions d’épargne et de prévoyance sont fondées dans le milieu proche des républicains réformateurs.
La Société protestante de prêts gratuits est inaugurée en 1902 pour subvenir aux besoins des membres de l’Église protestante de Paris et de la région parisienne qui se trouvent « dans une situation momentanément gênée, mais dont la probité, l’honorabilité, la capacité de gagner et par conséquent de rembourser seront reconnues et qui, privés de moyens d’action et faute de pouvoir offrir des garanties matérielles suffisantes, sont empêchés de faire face à une nécessité urgente ». En 30 ans d’existence, la Société effectue 755 prêts soit une une somme totale de presque 200.000 francs.
Le développement des chemins de fer et la crise des années 1929 accentuent l’état de précarité des mariniers et en 1935, l’abbé Bellanger crée donc une œuvre en faveur des bateliers. Son siège social se trouve sur un chaland amarré à Conflans-Saint-Honorine, nommé « Je Sers », qui sert de lieu d’accueil et d’entraide sociale, mais aussi de chapelle pour les bateliers. Le Secrétariat Social devait notamment aider les membres bateliers « à se retrouver dans le maquis des lois et des organismes administratifs ». À côté de l’aide et de l’assistance sociale, l’éducation figure parmi les principales missions de l’œuvre. En octobre 1936, sort le premier numéro de revue mensuelle de l’Entr’aide sociale batelière, Je sers, qui se veut une sorte de bulletin de liaison entre les bateliers de toute la France. La collection de la Bibliothèque historique s’arrête à la 4e année, avec le numéro d’août 1939. Nous ne saurons dire si cette publication a survécu à la guerre, mais nous savons que l’Entr’aide sociale batelière était toujours en activité en 1986.
Assistance par le travail
À la fin des années 1870, un nouveau concept venu du monde anglophone s’impose dans certains milieux de l’assistance : la « charité scientifique ». Cette doctrine vise à distribuer les aides en récompensant la « pauvreté vertueuse ». Cela suppose donc une réorganisation complète des secours à travers leur rationalisation car aucune aide ne devait plus être accordée aux « indigents valides » sans travail en échange. L’Assistance par le travail était donc une aide ponctuelle pour les ouvriers qui se retrouvaient au chômage, mais aussi une manière d’écarter les mauvais pauvres ((Édouard Cormoules-Houlès, L’Assistance par le Travail, Paris, Arthur Rousseau Éditeur, 1910)).
Dans la religion protestante, le travail apparaît comme le moyen privilégié d’accéder à la dignité. Il n’est donc pas étonnant de voir que nombre de ces œuvres ont été fondées dans le milieu protestant. Créée en 1880 par le pasteur Robin dans le quartier de Belleville, la Maison hospitalière pour les ouvriers sans asile et sans travail se veut être à la fois une institution d’hospitalité et d’assistance par le travail dont le but était d’offrir un abri temporaire aux ouvriers sans travail et sans asile et de leur fournir du travail momentanément. Reconnu d’utilité publique en 1890, l’asile était ouvert aux hommes valides sans distinction d’âge et de culte. Les assistés avaient la matinée libre pour rechercher du travail. Ceux qui désiraient prolonger leur séjour devaient participer à la fabrication de margotins (petits fagots utilisés pour allumer les feux d’appartement). Les bâtiments de l’œuvre pouvaient recevoir 45 à 50 adultes, mais elle avait une entente avec une hôtellerie voisine « lorsque la misère est trop forte et pousse vers sa porte trop de malheureux qu’il serait inhumain de renvoyer ». L’œuvre employaient aussi des assistés à faire des corvées dans le quartier. Selon le rapport de 1905, près de 1000 pensionnaires avaient été hébergés, le séjour étant de 12 jours en moyenne.
Dans le cadre des œuvres d’assistance par le travail une attention particulière est accordée aux « libérés ». Créées à partir de 1833, les institutions de patronage de libérés se proposent de faciliter la réinsertion des prisonniers dans la société à travers leur placement et ainsi leur éviter la récidive. En 1869, avant même qu’il crée la Maison hospitalière, le pasteur Robin fonde ainsi la Société de patronage des prisonniers libérés protestants.
Au premier article de ses statuts on peut lire « l’association a pour but d’encourager les libérés qui manifestent le désir de bien faire et de les aider à se procurer des moyens d’existence par le travail ». Le règlement prévoyait la suspension de tout aide à ses protégés pendant et après leur captivité, seul « le patronage des prisonniers repentants et désireux de se relever par le travail » étant accepté.
Durant l’exercice 1903-1904, l’œuvre avait fait acte de patronage envers 215 personnes, dont 171 avaient été admis dans son asile temporaire.
Bien qu’incomplet, ce tableau donne un aperçu de la richesse des publications conservés à la Bibliothèque historique. Elles renferment une mine d’informations sur l’histoire sociale peu exploitée jusqu’à présent. Leur étude permet de compléter le panorama du monde de la bienfaisance fourni par les répertoires des œuvres parisiennes édités à partir de années 1850 par l’Office central des œuvres de bienfaisance et le manuel des œuvres et institutions de l’archevêché de Paris.
Malgré les lacunes que peut présenter notre fonds, il demeure néanmoins exceptionnel par sa variété, mais aussi par la rareté de certains titres.
- « Histoire urbaine », N° 52, 2018, Paris « capitale de la charité » à la fin du XIXe siècle [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Ecaterina Petrescu (19 décembre 2022). L’action caritative à Paris et en Ile-de-France à travers les publications des institutions de bienfaisance et des œuvres patronales (1840-1940). L'échauguette. Consulté le 8 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/lxfe
