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Fred Kiriloff, le génie du son

Fred Kiriloff vers 1980. Bibliothèque historique, 4-TEC-0050

Les décors sont de Roger Harth, les costumes sont de Donald Cardwell. Et le son ? Le son est de… Fred Kiriloff. C’était Au Théâtre ce soir, le théâtre à la télévision, sur la 1ère ou la 2ème chaine, puis sur TF1, en noir et blanc, puis en couleur, de 1966 à 1986. C’est grâce à cette émission que Fred Kiriloff sort, pour le grand public, de l’ombre des coulisses.

Fred Kiriloff (1928-2012) est réalisateur sonore, illustrateur sonore, régisseur sonore, ingénieur du son, décorateur sonore, chef d’orchestre du son, sonorisateur… bien avant l’informatique. En un mot, c’est un génie du son. Nous sommes en 1933 et Fred Kiriloff raconte dans ses souvenirs qu’à l’âge de 5 ans, il descend le grand escalier du Casino de Paris, au bras de Mistinguett lors d’une représentation en matinée. Le décor est planté. La carrière est lancée.

Un enfant de la balle (1928-1945)

Le jeune Frédéric (Richard Lucien) est en effet un enfant de la balle, né le 16 février 1928 à Paris (XIIe) : sa mère, Gracieuse Pauline Morazzani (1890-1945), connue sous le nom de Paulette Franck, est chanteuse et actrice de music-hall. Elle abandonnera sa carrière en 1934. Elle n’est pas mariée avec le père de son fils, le pilote d’avions et d’automobiles Serge (Lucien André) Kiriloff (1899-?), de 10 ans son cadet, qui est lui-même l’enfant d’une actrice et demi-mondaine, Catherine Batalla y Batalla connue sous le nom de Paulette del Baye. Son oncle paternel, Louis (Emile Albert) Kiriloff (1897-1919), victime de la Première guerre mondiale, était lui-même artiste dramatique et avait été le condisciple et l’ami du comédien Maurice Escande au Conservatoire d’art dramatique. Fred Kiriloff estime qu’il est le fruit d’un “accident”. Son père, séparé de sa mère dès sa naissance, et qu’il n’a que rarement rencontré, n’en pourvoit pas moins aux frais de son éducation.1.

Paulette Franck, mère de Fred Kiriloff en couverture du magazine La Rampe : revue des théâtres en 1925 (Gallica)
Serge Kiriloff, père de Fred Kiriloff, lors des 24h de Montlhéry en 1927 (Gallica)
Paulette del Baye, grand-mère de Fred Kiriloff, dans la revue Le Théâtre en 1906 (Gallica)

Fred Kiriloff est élevé principalement par sa mère, accessoirement par sa grand-mère paternelle, Paulette Franck, et est très tôt initié au théâtre. Paulette Franck est une grande amie de l’actrice Marcelle Parisys, épouse de Robert Trébor, le directeur du Théâtre Michel ; or Marcelle Parisys est abonnée au théâtrophone, système de communication téléphonique entre un théâtre et un particulier, mis au point par Clément Ader en 1880, supplanté par la TSF en 1935. L’abonné entend la pièce jouée en direct. On y colle les oreilles de Frédéric, enfant infernal, ne tenant pas en place, la magie opère.

Un peu plus tard, on le laisse assister à des représentations théâtrales. Il se souvient notamment de La femme en blanc au Théâtre Michel en 1933, une pièce de Marcel Achard dans laquelle joue sa mère. Inscrit aux scouts, il est emmené au Théâtre de l’oncle Sébastien, rue Saint-Dominique, théâtre pour enfants dirigé par le metteur en scène Léon Chancerel. Sa grand-mère paternelle lui offre un théâtre de Guignol, il l’améliore, le bricole et joue des saynètes devant ses camarades.

Fred Kiriloff est également initié à la musique par sa mère. Il n’est pas doué pour le piano mais il est très sensible à la musique, et particulièrement à l’orgue. Il se forme en écoutant les exposés sur l’histoire de la musique de Pierre Hiegel sur Radio Paris. Son enfance aura donc été baignée par le théâtre et la musique.

Pendant la guerre, après deux ans passés en Corrèze, mère et fils réintègrent leur appartement parisien. Fred Kiriloff, qui va maintenant au lycée, est un élève moyen. Il fréquente assidûment les théâtres les jeudis après-midi, et se rend au Palace avec sa mère le dimanche dans la loge de l’actrice Jane Sourza. C’est au Palace qu’il prend l’habitude de se faufiler dans les coulisses et d’observer la fabrique du spectacle.

Et puis, c’est le drame. Paulette Franck meurt d’une leucémie le 10 avril 1945. Kiriloff se retrouve quasiment seul à 16 ans. Après son baccalauréat et son service militaire, à la recherche d’un emploi qui mêlerait la musique et le théâtre, il est embauché comme technicien à la Radiodiffusion française. Il débute au « journal parlé » comme “opérateur de prise de sons de 4e catégorie” et devient l’assistant de Madeleine Blomet chargée de la rubrique théâtre, avant de passer aux studios d’enregistrement du théâtre radiophonique. Là il découvre le métier de “metteur en onde”, ce “metteur en scène” de la radio et décide de suivre sérieusement cette voie. Il lui semble préalablement indispensable d’observer le métier d’acteur : il s’inscrit au cours de théâtre de Maurice Escande, qui se montre attendri de retrouver le neveu de Louis Kiriloff, son ami disparu. Malgré les encouragements d’Escande à se présenter au Conservatoire, Fred Kiriloff demeure attaché à son projet de devenir metteur en onde et poursuit sa carrière à la radio.

C’est là qu’il croise notamment Etienne Bierry, qui joue la comédie sur les planches, mais aussi sur les ondes, et qui lui parle d’un camarade du Théâtre de l’Oeuvre qui a besoin de bruitages pour une pièce d’Alfred Fabre-Luce, Mort pour rien (1950). Bierry lui remet la liste des sons à trouver, et trois jours plus tard, Fred Kiriloff rend son travail sur disques souples. En remerciement, il est invité à voir la pièce au Théâtre de l’Oeuvre… et n’y va pas. Il n’aura pas assisté à sa première réalisation sonore pour le théâtre. Le camarade en question, qui a si bien rédigé la liste de sons, c’est le décorateur Roger Harth (1927-1982), alors secrétaire général du Théâtre de l’Oeuvre. Ils finiront par se rencontrer et ne se quitteront plus, dans la vie et dans le travail.

Un réalisateur sonore que l’on s’arrache (1950-1997)

C’est donc au début des années cinquante que démarre véritablement la carrière de créateur sonore de Kiriloff, notamment avec les pièces Magie Rouge (1951), et La tragique histoire du docteur Faust (1952), données dans le cadre des Mardis de l’Oeuvre, dans des mises en scène de Jean Le Poulain et des décors de Roger Harth. Les effets imaginés par Kiriloff notamment pour Faust sont saisissants, très remarqués, la réalisation technique est impeccable.

Magie Rouge de Michel de Ghelderode, Théâtre de l’Oeuvre, 1951 (photographie de Georges Henri)

Voilà le jeune homme lancé dans ce nouveau métier, recevant commande sur commande, si bien qu’il finit par lâcher son poste à la radio pour embrasser le théâtre. Il travaille régulièrement avec les metteurs en scène Jean Le Poulain et Raymond Rouleau, et collabore aussi entre autres avec Jean-Marie Serreau, Peter Brook, Luchino Visconti ou encore Jean Mercure et Jean Cocteau. Il participe à quelques productions marquantes des années cinquante et soixante comme La Machine infernale (Jean Cocteau, Théâtre des Bouffes-Parisiens) et La Condition humaine (André Malraux, Théâtre Hébertot) en 1954, ou La Chatte sur un toit brûlant (Tennesse Williams, Théâtre Antoine) en 1956. Il travaille également régulièrement pour la Comédie Française de 1958 à 1989 et pour le Festival d’Angers.

Affiche pour La Condition humaine, 1954. Bibliothèque historique, 4-AFF-002469-(14)

Kiriloff est réputé pour la qualité de ses réalisations. Il explique dans ses souvenirs à quel point il a fait progresser la qualité du son dans le théâtre de son époque. Ses compétences techniques d’ancien de la radio lui permettent d’imposer du matériel professionnel, qu’il doit souvent fournir lui-même, comme lors de ses débuts à la Comédie-Française. Il choisit ses enceintes en fonction du type de son qu’il veut diffuser et les dispose méticuleusement, car il accorde également beaucoup d’attention à la spatialisation du son2.

Tout en poursuivant jusqu’en 1997 cette activité de créateur sonore pour le spectacle vivant, Kiriloff s’engage à partir de 1966 dans l’aventure télévisuelle de l’émission Au théâtre ce soir.

C’est en effet en 1966 que Pierre Sabbagh, chargé dans l’urgence de la programmation de la grille d’été, imagine une série de 8 pièces de théâtre. Il s’adresse à Robert Manuel, directeur du Théâtre Marigny et à son administrateur, Jean-Jacques Bricaire. Prévue initialement pour les deux mois de l’été 1966, l’émission hebdomadaire durera jusqu’en 1986, diffusant 411 pièces, filmées principalement au Théâtre Marigny.

L’équipe de production reste remarquablement stable : Jean-Jacques Bricaire s’occupe du choix des pièces, des autorisations, des engagement des comédiens et des metteurs en scène, Pierre Sabbagh ,Guy Mauplot ou Georges Folgoas réalisent, Roger Harth conçoit les décors, Donald Cardwel les costumes, et Pierre Billard les lumières. Quant à Fred Kiriloff, il est évidemment responsable de la réalisation sonore. A cette équipe s’ajoutent la scripte Yvette Boussard, le directeur de la photographie Lucien Billard, quatre caméras et quatre cadreurs, toujours les mêmes de préférence. La pièce est choisie un mois et demi avant sa diffusion. Les répétitions durent 30 jours. Trois pièces sont consécutivement en répétition, en plus de la programmation du Théâtre Marigny. L’enregistrement d’une pièce en public est unique. Une fois les trois coups frappés, les dés sont lancés, et la captation ne fait pas l’objet de montage.

L’équipe d’Au théâtre ce soir : Pierre Sabbagh, Guy Mauplot, Yvette Boussard, Lucien Billard, Roger Harth , Donald Cardwell, Edward Sanderson , Fred Kiriloff (Bibliothèque historique, 8-TFS-023-193 et 8-TFS-023-191, disquettes non consultables)

Après avoir mis fin à sa carrière de réalisateur sonore, en 1997, Kiriloff s’est employé notamment à faire l’histoire de l’aventure d’Au théâtre ce soir, projetant la publication d’un livre qui n’a jamais vu le jour. Curieux de toutes les nouvelles technologies et notamment d’informatique, il réalise avec Jean-Jacques Bricaire le site internet Au Théâtre ce soir, où sont recensées et décrites, distribution, argument, enregistrement, diffusion de toutes les pièces numérotées dans l’ordre chronologique.

Enfin, dans les années 1980-1990, en parallèle à ses autres activités, Fred Kiriloff finit par s’essayer au métier de comédien. Tiré des coulisses par Francis Perrin, il joue de petits rôles au théâtre ou au cinéma.

Un témoin de la vie théâtrale de la seconde moitié du 20e siècle

En presque cinquante ans de carrière, Kiriloff a croisé de nombreuses personnalités du théâtre, qu’il fait revivre dans ses souvenirs3. Parmi ces personnalités, certains ont à leur tour témoigné de leur rencontre avec “Kiki”. Jacques Hébertot écrit : « Nous nous le prêtons très volontiers d’un théâtre à l’autre car il est également aimé dans les lieux de son travail, mais il n’accepte pas de travailler partout. Ce qui plaît peut-être par-dessus tout, c’est la fantaisie qu’il met dans son travail, cette espèce de virtuosité avec laquelle il manie ses appareils qui semblent s’apparenter aux trucs, aux mystères, à nos féeries du théâtre. »4.

Fred Kiriloff, vers 1980 (photographie de Danielle Mathieu-Bouillon, trouvée sur le site Internet de l’A.R.T)

Jean-Claude Brialy trace de lui un portrait poétique : « Pareil au capitaine Némo dans son sous-marin, Fred nage au milieu de ses bandes, magnétophones, haut-parleurs et fils qui le relient aux voix présentes ou passées, aux soupirs profonds ou légers, à la musique familière de l’existence, aux bruits baroques des éléments. Il sait tout faire : le tonnerre, la pluie, un baiser, une porte ouverte ou fermée, une automobile, un train, un cheval, et le silence si rare et si présent. Agile et malin comme un petit singe, il court, se balance de branche en branche, d’antenne à antenne. Fred Kiriloff invente les oiseaux, le vent ou la pluie, c’est un enchanteur ; c’est aussi un étudiant qui passe éternellement son examen, celui du travail bien fait avec en plus l’amour et l’amitié. »5

Danielle Mathieu-Bouillon enfin lui rend hommage lors de sa nomination au rang de Chevalier de l’Ordre du Mérite en 2004 : « Je voudrais insister sur ta méthode de travail, tes qualités d’écoute, ton désir d’être présent aux répétitions, de ressentir ce que souhaite le metteur en scène et ce que tu vas lui proposer en puisant dans ta gigantesque mémoire sonore. Car à mon avis, c’est là que réside le point le plus important de tes qualités et de ton originalité. Cette faculté analogique de ton cerveau de reconstituer, comme à l’aide d’un orchestre absolu, l’univers sonore qui correspond le mieux à la pièce que tu vas servir. »6

Fred Kiriloff a donné ses archives à l’Association de la Régie Théâtrale en 2012. Elles comprennent principalement de la documentation sur les créations sonores qu’il a réalisées (dossiers techniques, minutages), ainsi que les bandes sonores. Ces créations, principalement destinées au théâtre, s’étendent aussi à d’autres domaines, comme celui de la publicité ou de l’événementiel. Elles sont maintenant consultables à la Bibliothèque Historique sous la cote TFS-023.

Références

Pour aller plus loin

  • Jean-Marc Larrue, Giusy Pisano, Les archives de la mise en scène : hypermédialités du théâtre, Presses universitaires du Septentrion, 2014.
  • Marie-Madeleine Mervant-Roux, Jean-Marc Larrue, Le son du théâtre, XIXe-XXIe siècle, Paris, CNRS édition, 2016.
  • Carnet de recherches L’Ecoute du théâtre :

Article écrit à quatre mains par Pauline Girard et Claire Jacob

  1. Fred Kiriloff, Mes souvenirs, première version, 4-TFS-023-980 []
  2. Entretien avec Fred Kiriloff dans Guillaume Trivulce, Histoire et esthétique de la “bande son” au théâtre des années 1950 à nos jours. Mémoire de master 2, 2010, p. 134-141, 4-TFS-023-992 []
  3. 4-TFS-023-978 à 981 []
  4. Témoignage reproduit dans l’ancien site internet de l’Association de la régie théâtrale []
  5. Programme de Mon panthéon est décousu, 1986. 4-TFS-023-1043 []
  6. Témoignage reproduit dans l’ancien site internet de l’Association de la régie théâtrale []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Bibliothèque historique de la Ville de Paris (25 novembre 2024). Fred Kiriloff, le génie du son. L'échauguette. Consulté le 23 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12rc8


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1 réponse

  1. Claudie Gastine dit :

    Merci pour cet article. C’est passionnant. J’ai toujours entendu parler de Kiriloff par Danielle Mathieu-Bouillon, et cité par Raymond Rouleau. C’était le temps ou les équipes se formaient par affinité et ou chaque artisan du spectacle répondait à une nécessité. C’est très important que ses archives sonores soient à la disposition du public jeune, étudiants ou jeune professionnels.

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