Antoine Moriau et la première bibliothèque de la Ville de Paris

Dans la longue liste des habitants de l’hôtel Lamoignon-d’Angoulême, Antoine Moriau tient une place particulière : locataire de l’hôtel Lamoignon pendant vingt ans (de 1738 à sa mort en 1759), il est resté célèbre pour avoir transformé l’hôtel en bibliothèque … avant que la Bibliothèque historique ne s’y installe elle-même en 1969. A de nombreux égards, la Bibliothèque Moriau préfigure ainsi la Bibliothèque historique : outre l’occupation de l’hôtel Lamoignon, il s’agit de deux bibliothèques spécialisées sur l’histoire parisienne, ouvertes par la Ville de Paris pour en faire des bibliothèques publiques, ouvertes à toutes et tous.

Une bibliothèque personnelle…

Antoine Moriau naît le 13 novembre 1699 au sein d’une famille de procureurs parisiens ; lui-même occupe cette fonction à partir de 1722 et jusqu’en 1755. Outre ces fonctions de magistrat, Antoine Moriau est surtout un grand collectionneur de livres. Passionné par l’histoire de Paris, il participe à partir des années 1740 aux conférences organisées par son voisin et confrère, M. Baizé, puis finit sans doute par récupérer sa collection de livres, plans et estampes. Pour Jules Cousin, premier directeur de la Bibliothèque, il ne fait ainsi pas de doute que :

Telle fut l’origine de la belle fondation d’Antoine Moriau, qui recueillit sans doute les collections de M. Baizé, les augmenta jusqu’à sa mort […]

 J. Cousin, “La conférence historique des conseillers de la Ville au XVIII^e siècle”, in Bull. de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile de France, 1885, p. 170

Pour stocker cette importante collection d’ouvrages dédiés à l’histoire de Paris, en constante augmentation, Moriau pare au plus simple : l’ensemble est installé chez lui, au 24 rue Pavée, dans l’hôtel Lamoignon dont il est locataire depuis 1738. Pour gérer la collection, il fait appel à des professionnels et rémunère, à ses frais, deux bibliothécaires : son secrétaire, Jean Mulatier endosse la fonction de sous-bibliothécaire, payé 800 livres à l’année ; il est dirigé par Claude Lambert, le bibliothécaire, en charge d’inventorier tous les ouvrages pour un salaire annuel de 2000 livres¹.

Dès l’origine, Moriau a le souhait d’en faire plus qu’une simple bibliothèque personnelle. Cette volonté rencontre celle des échevins de la Ville de Paris : à la veille de sa mort en 1759, il leur lègue donc la totalité de ses collections à savoir 14 000 volumes, 2 000 manuscrits et 20 000 pièces historiques diverses (plans, images, billets, médailles, sceaux …), à charge pour ceux-ci d’en faire une bibliothèque publique sur le modèle de celle existant dans l’Hôtel de Ville de Lyon³.

…devenue publique à la fin du 18^e siècle

Avant de l’ouvrir au public, plusieurs chantiers doivent cependant être menés : il faut tout d’abord sécuriser le bâtiment, qui n’avait jusqu’ici qu’un usage privé. Les échevins de la Ville de Paris, nouveaux locataires de l’hôtel en lieu et place d’Antoine Moriau, font donc poser des serrures sur les armoires à livres pour se prémunir des vols. Il faut également achever le travail d’inventaire des livres. Le binôme nommé par Moriau évolue : Claude Lambert, décédé quelques mois après Moriau, est remplacé par Pierre-Nicolas Bonamy, historiographe du Roi et titulaire d’une chaire à l’Académie royale des Belles-Lettres⁴. Ce dernier doit finir d’inventorier les livres et les manuscrits et crée, avec ses successeurs, plusieurs catalogues manuscrits : les livres y sont classés par format, alternativement avec une entrée thématique ou avec une entrée alphabétique par titre, renvoyant cette fois-ci à la cote. Il mène également une opération d’enrichissement de la collection de Moriau en y intégrant sa propre bibliothèque en 1763, après avoir remarqué plusieurs lacunes⁵. Mulatier continue quant à lui d’exercer ses fonctions comme sous-bibliothécaire jusqu’en 1763, date à laquelle il est remplacé par Hubert-Pascal Ameilhon.

Toutes ces opérations prennent du temps et retardent d’autant l’ouverture de la bibliothèque, qui est pourtant fortement attendue dans ce quartier populeux et populaire. Au début des années 1760, il n’y a en effet que neuf bibliothèques ouvertes au public à Paris et toutes ou presque sont situées dans les quartiers universitaires de la rive gauche. Seules font exception la Bibliothèque royale, située dans le quartier Richelieu, ainsi que la Bibliothèque de l’Ordre des avocats, près de Notre-Dame, ouverte au public le mardi et vendredi. L’ouverture de cette première bibliothèque de la Ville de Paris, en plein cœur du Marais, vient donc combler un manque criant⁶.

Le 13 avril 1763, c’est l’inauguration officielle : six membres du Bureau de la Ville, en compagnie de Bonamy et Mulatier, se transportent à l’hôtel Lamoignon. Cette nouvelle bibliothèque est ouverte au public le mercredi et samedi après-midi, fermant seulement entre le 1^er septembre et la Toussaint et figure à compter de 1764 au côté des autres bibliothèques publiques dans l’Almanach royal.

Le plan de la bibliothèque, dressé lorsque la Ville de Paris devient locataire, permet de se faire une idée assez précise de l’agencement des lieux. La bibliothèque, contrairement à aujourd’hui, ne se déploie pas au rez-de-chaussée mais dans les étages. Les lecteurs entrent par l’escalier nord puis découvrent, au premier étage, huit pièces successives où les livres sont rangés le long du mur. Au centre, une large pièce, plus cossue, est sans doute réservée à l’étude. En prenant l’escalier situé dans le pavillon, ils accèdent ensuite à deux pièces supplémentaires au deuxième étage.

En parallèle, le personnel de la bibliothèque continue d’évoluer : Bonamy meurt en fonction en 1770 et est remplacé par Hubert-Pascal Ameilhon, qui était jusqu’alors son bras droit. Ce dernier en profite pour nommer son frère Jacques sous-bibliothécaire, en charge d’accueillir le public. Le nouveau règlement intérieur nomme également un portier, logé sur place et chargé de veiller à la sécurité du bâtiment.

L’installation de la bibliothèque Moriau dans l’hôtel Lamoignon n’est cependant que temporaire. En 1772, la nécessité de déménager la collection apparaît de plus en plus criante car le premier étage de l’Hôtel Lamoignon ne permet plus de contenir l’accroissement des collections. Surtout, le loyer est cher : il se monte à 6.000 livres et la seule manière pour les édiles de payer le loyer est de sous-louer une partie des espaces à des particuliers. L’accroissement de la bibliothèque nécessiterait donc de renoncer à cette manne financière : face à l’impasse, la bibliothèque Moriau est relocalisée dans la maison Saint-Louis, rue Saint-Antoine (actuel lycée Charlemagne) en 1773.

Le quotidien d’une bibliothèque publique sous l’Ancien Régime

La bibliothèque d’Antoine Moriau, devenue bibliothèque de la Ville de Paris, devient vite un endroit incontournable pour tous les amateurs de livres et d’histoire. Très vite, le public est au rendez-vous : les voyageurs contemporains en parlent régulièrement dans leurs écrits comme le Parisien Luc-Vincent Thiéry dans son guide publié en 1787.

Quoique cette bibliothèque soit la plus nouvelle de toutes celles de la capitale, elle n’est pas la moins fréquentée. On y trouve des livres en tous genre & des manuscrits parmi lesquels on distingue ceux de MM. Godefroy sur l’histoire de France. Ce dépôt littéraire reçoit tous les jours des nouveaux accroissements […]

Témoignage de Thiéry en 1787 dans le Guide des amateurs et des étrangers voyageurs a Paris, ou Description raisonnée de cette ville, de sa banlieue, & de tout ce qu’elles contiennent de remarquable. T1

Les collections s’accroissent de deux façons : les bibliothécaires disposent d’un budget d’environ 1 200 livres annuels pour acheter de nouveaux ouvrages. Ils peuvent cependant surtout bénéficier de dons importants. Deux donateurs en particulier marquent l’histoire de cette première bibliothèque de la Ville de Paris : d’une part, Joseph Tauxier, avocat au Parlement de Paris qui lègue sa bibliothèque en 1768 ; d’autre part, l’abbé de Livy, ami d’Ameilhon, qui offre la sienne, tournée vers l’histoire des sciences, en 1787. Tous ces dons successifs permettent de doubler le don d’origine de Moriau, la bibliothèque passant de 14.000 volumes d’imprimés en 1763 à près de 30 000 à la Révolution.

Les livres ainsi offerts sont souvent déjà reliés aux armes de leur ancien possesseur et les bibliothécaires entreprennent donc de modifier la reliure, sur les plats, afin d’y faire apparaître une nouvelle mention de possession au nom de la Ville de Paris. Certains ouvrages bénéficient aussi directement d’une reliure aux armes de la Ville de Paris, faisant apparaître la nef en hommage à la corporation des marchands de l’eau.

Le démantèlement de la bibliothèque à la Révolution

A la Révolution, la bibliothèque est fermée mais devient l’un des dépôts chargés de centraliser les confiscations révolutionnaires. Ameilhon en prend logiquement la tête et ce faisant, joue un joue un grand rôle dans la sauvegarde de la bibliothèque de la Ville, en empêchant sa dispersion. A la place, la bibliothèque de la Ville de Paris est donc attribuée à l’Institut de France par décret du 27 ventôse an V [17 mars 1797], l’institution étant particulièrement attirée par la qualité de cette collection où l’histoire, le droit et les sciences sont bien représentés. C’est donc entre ces murs que se trouve aujourd’hui l’essentiel de cette bibliothèque, composée des ouvrages de Moriau et complétée par ceux de Bonamy, Texier et de Livry. Seuls font exception les monnaies et médailles, revendus dès 1772, afin de pouvoir financer le précédent déménagement.

A la fin du 19^e siècle, la création de la Bibliothèque historique, également bibliothèque publique de la Ville de Paris, fait émerger des interrogations sur la légitimité de ce transfert réalisé 80 ans plus tôt : le premier directeur de la Bibliothèque historique, Jules Cousin, se montre en particulier très désireux de récupérer la portion de la collection correspondant à la bibliothèque d’Antoine Moriau. Ce désir, outre la cohérence historique, est aussi liée à l’entreprise de collecte menée par Cousin afin de reconstituer, en partant de rien, une bibliothèque de référence sur l’histoire parisienne. Son entreprise reste cependant vaine⁷. Il se contente donc de racheter quelques exemplaires qui avaient échappé au transfert à l’Institut, et étaient passés entre les mains de collectionneurs bibliophiles comme Edgar Mareuse ou Alexandre de Soleinnes. Ce sont ces quelques pièces (3 manuscrits et deux imprimés) qui sont aujourd’hui les seuls témoins de la collection Moriau à la Bibliothèque historique⁸.

Les trois pièces manuscrites, particulièrement remarquables, témoignent de l’intérêt de Moriau pour l’histoire parisienne : une copie du 16e siècle de l’Ordonnance de la prévosté des marchands et eschevinage de la ville de Paris, édictée en 1415 par le roi Charles VI ; une copie manuscrite du tome 9 de l’ouvrage “Limites de la ville et faubourg de Paris”, dédié au faubourg Saint-Honoré, réalisée tout spécialement pour Moriau ; et enfin, un manuscrit reproduisant les installations temporaires mises en place dans l’espace urbain parisien à l’occasion de la victoire de Louis XIII contre les Anglais à la Rochelle en 1628.

Deux livres imprimés ayant appartenu à Moriau sont également conservés dans notre Réserve : Les Courses de Testes et de Bague, publié en 1670 et les Eloges et discours sur la triomphante réception du Roy en sa Ville de Paris après la réduction de La Rochelle, publié en 1629 et qui vient faire écho au manuscrit précédemment décrit.

1. Robert Descimon, Le malheur privé fait le bonheur public, histoire d’Antoine Moriau, p.145. [↩]
2. Cadre de classement de la Bibliothèque Antoine Moriau, en ligne : https://www.bibliotheque-institutdefrance.fr/sites/default/files/classement_moriau.pdf. [↩]
3. Tisserand, La première bibliothèque de l’Hôtel de Ville de Paris [↩]
4. Tisserand, p. 6 [↩]
5. Tisserand, p. 9 [↩]
6. Almanach royal, section Bibliothèques [↩]
7. Litige entre le ministère de l’Instruction publique et l’Institut, d’une part, et le préfet de la Seine et la Bibliothèque de la ville de Paris, d’autre part, relatif à la propriété de la collection Moriau, 2-MS-4488, Bibliothèque historique [↩]
8. A noter : on recense également un volume racheté par la BnF, Les Adresses de la ville de Paris, avec le Tresor des almanachs, daté de 1691 [↩]

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