Portrait de lectrice : Isabelle Backouche
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je m’appelle Isabelle Backouche et je suis historienne et directrice d’études à l’EHESS. A côtés de mes recherches, je fais aussi de la valorisation et de la vulgarisation : avant de passer chez vous pour cet entretien, j’étais avec une journaliste pour la minisérie qui passe vers 13h45, Une semaine avec … Là c’est Une semaine avec … la Seine. J’ai surtout créé avec ma collègue Sarah Gensburger une webapp de balades sonores dans Paris, intitulée “Ca s’est passé ici” ainsi qu’une balade sonore, Gens de la Seine.
J’ai fait ma thèse sur les relations entre Paris et la Seine au 18e et 19e siècle et je venais pour ce faire à la Bibliothèque historique. Je crois avoir croisé Michel Fleury ici, je venais pour des plans, des imprimés divers et variés.. J’ai un souvenir que c’était compliqué de trouver les choses, mais ce dont je vous parle c’est le début des années 90. Donc on fonctionnait encore avec des fiches imprimés etc.
Est-ce que c’était plus ouvert qu’aujourd’hui ou plus réservé aux chercheurs ?
Il n’y avait pas les gens qui venaient bouquiner comme cela, et surtout il y avait beaucoup moins d’étudiants dans la salle de lecture, là c’est sidérant ! Ils ont raison d’ailleurs !
Maintenant beaucoup de choses sont numérisées mais le problème c’est que beaucoup de chercheurs ne travaillent plus que sur ce qui est numérisé. C’est un problème de mon point de vue, c’est pour ça que je passe ma vie aux Archives de Paris, mais bon, la facilité, les thèses que l’on doit faire en trois ans… Aujourd’hui je suis venu chercher une photo de la zone de Saint-Ouen car je n’ai pas réussi à avoir autre chose qu’un PDF mais mon éditrice m’a dit qu’il valait mieux une vraie photo.
Sur quoi travaillez-vous ?
La première enquête qui m’a amenée chez vous c’est ma thèse sur les relations entre Paris et la Seine, et depuis elle est mon meilleur agent : dès qu’elle est piétonnisée, dès qu’il y a une crue ou, maintenant, la cérémonie d’ouverture il y a de quoi faire ! Elle est constamment réactualisée. Mais aujourd’hui je ne travaille quasiment plus qu’uniquement en histoire urbaine, sur la ville, ce qui m’a fait successivement aborder plusieurs chantiers, principalement sur Paris.

Le dernier livre que j’ai publié, en 2016, est un livre sur l’ilot insalubre numéro 16, c’est-à-dire de la partie du Marais au sud de la rue de Rivoli et la rue Saint-Antoine, entre la rue Saint-Paul et l’Hôtel de Ville. C’était un ilot insalubre, le numéro 16, et dans mon livre, j’envisage le passage d’un ilot insalubre à un secteur sauvegardé de l’Entre-deux-guerres aux années 80. Avec une question : dans la mesure où cet ilot était, par ordre de priorité, le 16e ilot à détruire sur 17, pourquoi est-ce celui-ci qu’on attaque en premier, dès la Seconde Guerre Mondiale ? La réponse est que les autorités étaient convaincues que c’était un ghetto juif : en 1941, c’était donc pratique de pouvoir le raser en prétextant une volonté de sauvegarde patrimoniale du quartier.
Et quelles sont vos recherches en cours ?
En finissant ce livre, là j’arrive sur les deux enquêtes qui m’occupent aujourd’hui. La première, c’est celle concernant la Zone : j’ai publié des articles dans des colloques1 et là il va y avoir celui sur Photographier la zone, à paraître prochainement, d’où mon passage ici. La Zone, je prends un peu le contrepied de la vulgate, qui était de dire que la Zone c’était « la zone ». Ce n’est pas autant la zone que ce que l’on pense, les gens qui y habitent c’est le Paris populaire et dans ce Paris populaire il y a des plus ou moins pauvres, mais ils ont le souci de leur chez eux. De loin ça a l’air d’être le fouillis mais là je viens de tomber sur un alignement parfait de toutes les baraques, Haussmann n’est pas passé par là mais c’est nickel ! Ces gens-là, bon an, mal an, font ce qu’ils peuvent, ils essaient de se loger, etc. D’ailleurs ça résonne bien avec ce qu’on entend aujourd’hui, on ne peut plus se loger à Paris, et je montre que ces habitants s’organisent entre eux.

Comment fonctionne la Zone ?
Le principe c’est qu’il y avait des propriétaires de parcelles qui normalement étaient inconstructibles, mais il y a quand même eu de la construction puisque 40.000 habitants étaient présents lorsqu’il a été décidé résorber la zone. En fait, les propriétaires louaient toute la parcelle à un locataire principal, lequel sous-louait des morceaux sur lesquels les gens construisaient leur maison. Donc ils étaient propriétaires de leur maison mais pas du sol. L’expulsion est décidée progressivement, d’abord par la loi d’annexion de 1919, puis trois décrets en 1925 et 1930 ; ensuite dans les années 30, la ville a commencé à négocier à l’amiable. Des propriétaires proposaient leur terrain : il y avait un projet de ceinture verte, de stades, tout ça a été construit sur la Zone. Les propriétaires savaient que la ville avait besoin de ces terrains, mais la ville a négocié très ferme. Tout s’est un peu enlisé puis sous Vichy il y a eu une accélération jusqu’à l’après-guerre où la Zone a fini par être complètement vidée.
Au moment de l’expropriation/expulsion, les Zoniers ont réussi à se battre pour être indemnisés de leur maison. Les photos de Cayeux, réalisées dans les années 1940, que je consulte et dont les tirages sont conservés à la Bibliothèque historique, sont très précieuses de ce point de vue là : sur les photos, on voit des flèches qui pointent des bâtiments plus hauts que d’autres : l’idée c’est de voir à travers ça le montant des indemnités car une maison de plusieurs étages ce ne sera pas le même prix qu’une plus basse.

Ces séries de photos ont été commandées par les différentes directions de l’urbanisme de la ville de Paris. Il y avait des nitrates et des plaques de verre : les nitrates ont été mis rue de Fourcy, à l’Atelier de Restauration et de Conservation des Photographies de la Ville de Paris (ARCP) car inflammables et les plaques de verre ont été versées aux archives de Paris. La Bibliothèque historique, elle, a les tirages, je ne pense pas tout, mais bon. Tout ça devrait être numérisé. Il y a eu plusieurs séries de tirages, en général 4-5 par cliché, et vous avez autre chose de très précieux : les plans de localisation du photographe, qui ont été jetés dans la plupart des cas.
Vincent Tuchais qui est conservateur aux Archives de Paris, avec qui je travaille depuis de nombreuses années, m’a mis en relation avec Jacques Leroy, un des photographes de la Ville de Paris (auparavant préfecture de la Seine), qui a commencé autour de 1980 et partait à la retraite juste avant le COVID. Il était très soucieux de la postérité des collections, et a classé ce fonds : il a fait des tableaux Excel et m’a tout donné sur un disque dur, il a aussi tout donné aux Archives de Paris. C’est classé par boîtes de façon assez incohérente, on se balade dans des quartiers de Paris, et pas forcément dans la Zone. Grâce à cela, j’ai réussi à trouver ce à quoi correspondaient les numéros présents sur chaque photo. Ils étaient très organisés, même si la conservation n’a pas toujours été très rigoureuse. En haut il y a des chiffres avec pointillés qui désignent la parcelle et son numéro de dossier ainsi que le numéro des constructions. Le numéro qu’on voit en grand correspond à celui sur les plans. Sur le plan ce numéro est en rouge et correspond au numéro du cône de visibilité : c’est le numéro qu’on retrouve sur la photo, avec l’angle de prise de vue.

Ces données, je les ai croisées avec les très volumineux dossiers d’expropriation dans lesquels des enquêtes sont faites, notamment l’architecte-voyer qui passe, visite chaque habitant, chaque maison, décrit la contenance de la maison, de combien de construction on parle, de si elles ont été construites avant ou après 1919 (si elles ont été construites après elles ne sont pas indemnisables) etc. C’était une opération très lourde et très chère, on a eu tendance dès ces années-là à vouloir dire que tout ça n’avait aucune valeur afin de diminuer les indemnités à chercher, et je m’inscris contre cette théorie. Je ne dis pas que les gens vivaient luxueusement, mais ils vivaient dans le Marais à 5 ou 6 dans une chambre alors que dans la Zone, il y avait le même profil de famille qui avait un 100 m2 sur quatre ou cinq constructions avec un jardin potager. J’ai envie de poser la question : où est-ce qu’on était le plus heureux ?
Sur la Zone j’espère faire un livre plus grand public avec plein d’images, car il y en a plein !
Et votre deuxième recherche ?
La deuxième enquête découle de celle sur l’îlot 16, je cherchais à savoir si les habitants expulsés entre 1941 et 1944 étaient relogés. Je suis tombée sur un fonds aux Archives de Paris qui s’appelle “Réquisitions de logements, 42-44”. En tout, 65 liasses, soit à peu près 10 000 dossiers de locataires juifs spoliés par la préfecture de la Seine qui a réaffecté leur appartement à d’autres locataires. Spoliation totalement méconnue, entre 1942 et 1944 beaucoup de familles juives savaient quand elles sont revenues que leur appartement avait été réaffecté. Les Allemands avaient vidé leurs meubles, Vichy avait fait résilier les baux par des administrateurs provisoires qui signaient à la place de la personne juive absente, et il re-signait un nouveau bail avec comme prétexte officiel « sinistré des bombardements alliés ». Après enquête, on se rend compte que la moitié de ces nouveaux locataires sont des pistonnés. Le livre sortira aux éditions de la Découverte en février 2025, sous le titre, Appartements témoins. La spoliation des locataires juifs parisiens, 1940-1946.
Aujourd’hui, vous consultez quoi en salle de lecture ?
Je suis venu ici travailler sur les « Actualités », qu’on appelle les Éphémères aujourd’hui. Je souhaite travailler sur mon application “Ca s’est passé ici” pour créer une nouvelle balade : les multiples vies d’un grand magasin des faubourgs nommé Aux Classes Laborieuses. C’est un grand magasin sur lequel il n’y avait aucune bibliographie, le néant ; c’était un bâtiment construit en 1900, au croisement du boulevard Faubourg Saint-Martin, du boulevard de Strasbourg et du boulevard Magenta. Sa spécificité est que, comme son nom l’indique, il était destiné aux Classes Laborieuses, et il fonctionnait avec le crédit et de commandes sur catalogues, que vous conservez. Les gens s’endettaient, prenaient un crédit, prenaient des bons, et ils avaient le droit d’acheter, de consommer ensuite : un crédit à la consommation quoi ! Dans ce bâtiment, il y a aujourd’hui Le Bon Coin.

CC 290″1895″déc)

CC 290″1885″juin)

CC 290″1924″déc)
Aux Classes Laborieuses ayant fait faillitte, Wolff Levitan, un marchand de meubles rachète le bâtiment dans les années 1930. Il était juif, avait plusieurs magasins, dont celui Aux Classes Laborieuses : le magasin a été aryanisé et les nazis ont installé dans le bâtiment un camps annexe de Drancy2 Tous les meubles pillés dans les appartements de familles juives étaient centralisés ici, il y avait des internés de Drancy non déportables, et on en revient à Vichy et sa manie de classification, ils étaient mariés avec des aryens ou issus d’un mariage mixte, donc ce n’était pas des juifs au sens plein de la définition qui avait été fixée. En tout 800 personnes sont passées par là, ils vidaient les caisses arrivant des appartements de familles juives, on vidait tout, les meubles, les jouets, les marmites, absolument tout, l’appartement était vide, tout arrivait là et était retrié pour être ensuite remis en caisse et envoyé à Berlin ou dans les territoires conquis pour soulager les populations. Toute une logistique délirante quand on savait que c’était un pays en guerre. Sarah [Gensburger] a fait un épisode avec Samuel qui a plus de 80 ans maintenant. Il venait voir sa mère avec une voisine, la sachant là, et il n’avait absolument pas le droit de lui faire le moindre signe, sans pouvoir s’embrasser etc.
Une chose qui vous a marqué, un document découvert à la bibliothèque ?
Le fonds Mémoire de Paris, vaste appel à témoignage. Je travaille en histoire sociale sur la ville avec le souci de toujours entendre les habitants dans toute leur diversité, et pas que les pouvoirs. Parce que si l’on écoute que la Mairie ou la Préfecture de la Seine, « C’est insalubre, c’est pourri, il faut raser… ». Il faut croiser et confronter les points de vue. Et le fonds Mémoire de Paris est fabuleux. Ce sont des gens qui sont déjà âgés, enfants dans l’Entre-deux-guerres. Ils ont lancé un appel à témoignage par le biais du Figaro, Radio Bleue, des magazines de mutuelles … ce sont surtout des Parisiens qui racontent. Pour un historien c’est inimaginable de tomber là-dessus. Quand j’ai pris la mesure de cela, ce que ça représentait, je suis allée à la Bibliothèque historique, on m’a dit avoir retrouvé cela dans un placard mais depuis c’est inventorié. J’ai l’intention d’engager une recherche à partir de ces témoignages, plusieurs de mes étudiants l’ont déjà utilisé.
En lisant ces lettres, ce qui m’a sidéré c’est qu’il y avait des étables absolument partout dans Paris dans l’Entre-deux guerres, ici dans le Marais, il y avait des chèvres derrière chez eux, ils allaient chercher le lait, on note les adresses du coup, car en histoire urbaine, nous on travaille surtout sur l’adresse et l’espace. On a eu une deuxième vague de témoignages qui se concentre sur l’Après-Guerre, c’est dommage ils ont oublié 39-45 c’était peut-être compliqué. J’ai à peine commencé à lire les lettres d’après guerre, mais je me souviens d’une gamine, qui habite rue de Chabrol, qui va à la Gare de l’Est tous les jours pour voir si son père emprisonné en Allemagne revient et elle raconte les gens qui descendent du train avec les pyjamas rayés, on a le retour des camps en direct. C’est très émouvant.

Je ne connaissais pas ce fonds, mais il fait écho avec le fonds FNAC C’était Paris en 1970, un point de vue amateur sans visée quelconque sur le Paris des années 1970.
Oui, il y a une chercheuse qui a travaillé dessus, et vous voyez, comme beaucoup d’Américains, elle fait de l’histoire culturelle. Je n’utilise pas de la même manière la photographie. Dans un article à paraître dans la revue Genèse, j’essaie de montrer qu’il est difficile d’exploiter des photos toutes seules. Faire parler une photo toute seule est très compliqué. Là par exemple concernant la Zone, je croise beaucoup avec les carnets d’expropriations : on disait qu’il y avait beaucoup d’étrangers sur la Zone alors que non, 80% des habitants sont français.
Plutôt cour ou jardin ?
Aucune préférence !
Un coup de cœur dans le quartier ?
Le café de la rue des Rosiers, « Les Rosiers ». Pour 10€ on mange un plat délicieux. On est tranquille, il y a une ambiance… C’est un miracle qu’il subsiste ! C’est un lieu hors du temps, je ne vous cache pas que l’évolution du Marais me déprime un petit peu. Après avoir travaillé longtemps en tant que prof à mi-temps aux Archives Nationales, j’ai assisté à la gentrification, boboisation, Disneylandisation à haute dose du quartier, et cela me rend triste de voir un quartier parisien perdre à ce point son identité.
- Isabelle Backouche. La Zone et les zoniers parisiens. Un territoire habité, un espace stigmatisé. Genres urbains. Autour d’Annie Fourcaut., creaphis, pp.49-67, 2019, Lieux habités, 9782354281465 [↩]
- Jean-Marc Dreyfus et Sarah Gensburger, Des Camps dans Paris : Austerlitz, Lévitan, Bassano, juillet 1943-août 1944, Paris, Fayard, coll. « Pour une histoire du XXe siècle », 2003, 323 p. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Julie Duprat (30 septembre 2024). Portrait de lectrice : Isabelle Backouche. L'échauguette. Consulté le 24 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12dzf
Merci Isabelle pour toutes ces précisions. Cela peut encourager de jeunes chercheurs dans cette voie.