André, Georges, François, Paul, alias Les Frères Jacques
Frères Jacques, Frères Jacques, dormez-vous ? Non non ! Ces Jacques-là ne dorment pas ! Ils sont un chœur d’hommes que les moins de quarante ans ne connaissent pas. Et si nous leur chantions La confiture qui dégouline par les trous de la tartiiiine… ?

Quatre hommes portant maillots et collants moulants, gants blancs et fausses moustaches, pendant 36 ans ont chanté en chœur des chansons françaises dans le monde entier. De 1946 à 1982, Georges et André Bellec, François Soubeyran et Paul Tourenne, vont faire les jacques, c’est à dire les pitres, accompagnés au piano par Pierre Philippe puis Hubert Degex. Leur répertoire va de Jean de La Fontaine à Jacques Prévert en passant par Serge Gainsbourg ou Georges Brassens.
Les Frères avant les Frères Jacques
L’histoire des Frères Jacques commence en 1946. Quatre jeunes gens nés entre 1914 et 1923, se rencontrent dans le cadre de l’association d’éducation populaire Travail et Culture. Ils viennent d’horizons divers mais ont le même goût pour les chansons populaires comme on en chante dans les auberges de jeunesse ou chez les scouts.
André Bellec est né en 1914. Étudiant en droit, son rêve est de créer un groupe vocal alliant le chant, la danse, le mime et la comédie. En 1939, il est lieutenant de réserve nommé au Théâtre des Armées. À l’armistice, il est transféré à Toulouse dans les Chantiers de jeunesse chargé d’éducation artistique dans la région Pyrénées-Gascogne puis il devient administrateur de Travail et Culture.
Son frère Georges Bellec, né en 1918, étudie à l’école des Beaux-Arts. Réformé, il est à la fois peintre et trompettiste de jazz, et joue dans différents orchestres.
François Soubeyran, lui, est né en 1919. Mobilisé en 1939, maquisard en 1942, sculpteur, chanteur, il suit des cours d’art dramatique à Paris. Après la guerre, il s’inscrit au stage « culture populaire » à Travail et Culture.
Enfin Paul Tourenne est né en 1923. Télégraphiste, musicien, chanteur, « ajiste », c’est-à-dire membre du mouvement des auberges de jeunesse, il est lui aussi embauché à Travail et Culture.
En 1945, le quatuor se forme. Il leur faut un nom. La mode est aux Marx Brothers, Andrews Sisters… Ce sera les Frères. Et comme ils n’arrêtent pas de faire les jacques… ce sera les Frères Jacques, comme la ritournelle enfantine. Le photographe Roger Pic les immortalise 8 ans plus tard : ces portraits dont un échantillon figure ci-dessous sont à découvrir sur Gallica.





Premiers spectacles (1945-1948)

Le 14 juillet 1945, ils se produisent dans les jardins du Palais-Royal pour un gala radiodiffusé. Maurice Jacquemont, directeur de la Comédie des Champs-Élysées les remarque et leur propose de remplacer pour le mois d’août “Les Compagnons de route”, quatuor vocal rebaptisé quelques années plus tard “Les Quatre barbus”. Ce quatuor fait alors le succès des Gueux au paradis, pièce de Gaston-Marie Martens mise en scène par Jacquemont. Le succès ne dure qu’un mois, mais les Frères sont lancés. Ils partent à l’automne en tournée dans l’Alsace libérée avec le Théâtre de la ville et des champs, compagnie théâtrale dirigée par Léon Chancerel (ci-contre : Bibliothèque historique, 1-AFF-004566)
Début 1946, Jean-Pierre Grenier et Olivier Hussenot engagent les Frères Jacques dans leur jeune troupe, la compagnie Grenier-Hussenot, pour jouer dans La Parade de Paul Verlaine et Jules Laforgue et dans Orion le tueur de Jean-Pierre Grenier et Maurice Fombeure. Ils rencontrent alors Pierre Philippe, pianiste qui accompagnera le quatuor jusqu’en 1965 et Jean-Denis Malclès, décorateur et costumier qui leur confectionnera les costumes qui leur colleront au corps jusqu’en 1982. Les maillots sont de quatre couleurs : André Bellec en vert, Georges Bellec en jaune, François Soubeyran en rouge et Paul Tourenne en bleu clair. Les collants sont noirs, les gants sont blancs. Les chapeaux varient, les accessoires aussi. Jean-Denis Malclès leur dessinera également une affiche, qui deviendra, jusqu’à leur récital d’adieu en 1982 comme leur marque de fabrique.

Leur carrière se profile. Les quatre compères s’orientent vers la chanson mimée et se mettent sérieusement au travail, seuls face au miroir, en huis clos, pour la mise en scène. Ce sera désormais leur façon de travailler. Dans le spectacle de Grenier-Hussenot, ils chantent trois chansons dont Le trapèze volant et L’entrecôte. Cette dernière chanson, de Goupil et Marius Zimmermann, amuse beaucoup le public. Ils décident de la travailler plus particulièrement et l’inscrivent définitivement à leur répertoire. C’est LA chanson de départ.


Le pianiste Pierre Philippe, séduit par leur quatuor, les rejoint, leur apportant sa rigueur et son perfectionnisme. Il compose et arrange leur musique. Leur but commun est de faire rire et rendre les gens heureux.

Ils se produisent à l’ABC et au Boeuf sur le toit. Leur répertoire s’enrichit avec Sœur Marie-Louise de Francis Blanche, La mer et Papa peint dans les bois de Charles Trenet, Rose blanche d’Aristide Bruant… Ils chantent aussi des « Chansons d’étudiants » autrement dit des chansons paillardes sous le pseudonyme des Frères Jules (enregistrement 78 tours vendu sous le comptoir, rue de l’Ecole de Médecine).
Nous sommes en 1948. Les Jacques partagent l’affiche à Saint-Germain-des-Prés au Cabaret de la Rose rouge, avec Yves Montand, le mime Marceau, Juliette Gréco… La performance est sportive. Yvan Audouard les surnomme alors “Les athlètes complets de la chanson”.
Ils continuent en parallèle leur carrière théâtrale avec la compagnie Grenier-Hussenot, notamment avec Orion le tueur, Liliom de Ferenc Molnar, créé en 1947, ou Les Gaîtés de l’escadron de Georges Courteline et Edouard Norès, créé en 1949.
La décennie 1950 ou les “premières” : première comédie musicale, premier disque, premières tournées mondiales …
Ils s’essaient également à la comédie musicale : on les voit à Bobino dans Les Pieds nickelés, comédie musicale de Valmy et Lanjean, mise en scène par Yves Robert (1949). Jacques Canetti les remarque alors et leur propose d’enregistrer un 78 tours, des chansons de Jacques Prévert sur des musiques de Joseph Kosma. Le disque sort pour Noël 1949. Les Frères Jacques remportent le Grand prix du disque.
Sur une idée d’Yves Robert, leur répertoire s’élargit aux Exercices de style de Raymond Queneau, qui fait l’objet d’une nouvelle chanson, exercice périlleux et improbable qui conquiert le public pendant neuf cents représentations. Applaudis par des auditeurs toujours plus nombreux, ils amusent le président Vincent Auriol au gala de la Grande nuit de la chancellerie de 1950 avec notamment La Gavotte des bâtons blancs, chanson de Jean Guigo créée en 1948, qui écorne la maréchaussée.
L’année suivante, en 1951, la SACEM refuse leur Petite fable sans morgue ou complainte des petits cabinets dont « les paroles sont systématiquement scatologiques », chanson mise en musique par Pierre Philippe sur les paroles d’un Pierre Kiroul qui est en réalité Aristide Bruant.

L’année 1951 est également celle de leur première tournée extra-européenne : ils partent en Afrique du Nord, en Amérique du Sud puis en Turquie et au Liban. En 1952, ils arpentent les Etats-Unis et le Canada. Jacques Canetti les emmène en tournée en France avec Georges Brassens et Patachou.
Succès : récitals et tournées avec Pierre Philippe (1952-1965)
1952 est surtout l’année de leur premier récital, en octobre, au Théâtre Daunou. Spectacle complet pour 110 représentations. Lors d’une relâche, ils sont invités à l’ambassade de France à Londres pour chanter devant la reine : le protocole interdit aux 24 invités d’applaudir plus fort que la reine ou de rire aux éclats mais le prince Philip ne peut s’empêcher de passer outre.

En 1953, ils sont à l’affiche du film de Jean Boyer, Il paese di campanelli (Le pays des cocus ou Ces voyous d’hommes) aux côtés de Sophia Loren. Une expérience cinématographique à oublier. Une tournée les attend ensuite en France, Suisse, Belgique, Italie…
En 1954, la reine d’Angleterre les demande à nouveau. Ils passent ensuite par l’Olympia avant de partir pour un tour de France, puis pour le Portugal et enfin pour le Canada. Ils sont invités à chanter Général à vendre de Francis Blanche au Ministère de l’intérieur et convainquent Maurice Genevoix de leur écrire une chanson, Les vieux messieurs du Luxembourg.
Leur deuxième récital qui comprend de nouvelles chansons comme Qu’avez-vous à déclarer ?, ou Le complexe de la truite… est accueilli en 1955 à la Comédie des Champs-Élysées de février à juin, et repris d’août à octobre. Ils partent ensuite pour un nouveau tour en France, Belgique, République Fédérale Allemande et Yougoslavie.

L’année suivante, Les Frères sont sur les planches du Théâtre de la Porte Saint-Martin dans une opérette de Francis Blanche et Marc Cab, La belle Arabelle aux côtés de Jeannette Batti. En 1957, ils accompagnent le Tour de France et reprennent La belle Arabelle à l’automne.
Les spectacles sont rodés, les tournées s’enchainent, le groupe est soudé. Les admirateurs leur écrivent avant les concerts réclamant telle ou telle chanson.
Le troisième récital (Le poinçonneur des Lilas, Shah shah persan…) est donné en 1958 à la Comédie des Champs-Élysées, puis en 1959 au Théâtre des Variétés.
Ils reçoivent une deuxième fois le Grand prix du disque pour leur anthologie des chansons de Jacques Prévert.
1961 marque l’année de leur quatrième récital (Stanislas, La vierge Eponine…) à la Comédie des Champs-Élysées. Ils sont alors très populaires et interprètent Stanislas avec la complicité de Brigitte Bardot lors d’une émission télévisée.
En 1963, ils enrichissent leur répertoire avec les fables de Jean de La Fontaine. Ils en offrent l’enregistrement au général de Gaulle qui « saisit cette occasion pour [leur] dire la grande considération que [lui] inspire [leurs] talents si parfaitement accordés »1. Leur répertoire est large. En 1965, leur deuxième disque de chansons paillardes voit le jour, Chansons roides et rigoureuses sous le pseudonyme des Frères Jacobus.
Ils donnent leur cinquième récital (S’en revenant des mers de Chine, Le twist agricole…) en 1964. Dernier récital pour Pierre Philippe, le pianiste né en 1909 prend sa retraite en 1965 et laisse le tabouret à Hubert Degex.
De 1965 à 1982 avec Hubert Degex
Les honneurs, récitals et tournées s’enchaînent. Ils sont faits Chevaliers des arts et lettres par André Malraux en 1966 partent dans la foulée pour une nouvelle et lointaine tournée qui les mène de France et d’Allemagne jusqu’à Madagascar, en passant par Djibouti et la Mauritanie. En 1968, leur sixième récital, au Théâtre Fontaine, ajoute à leur répertoire entre autres Chanson sans calcium et C’est ça l’rugby.
L’année suivante, ils reçoivent un troisième Grand prix du disque in honorem de l’académie Charles Cros, pour l’ensemble de leurs enregistrements. Le Théâtre Saint-Georges accueille leur septième récital (En sortant de l’école, La confiture…) en 1972. En 1973 et 1974, ils tournent beaucoup, visitant notamment Tahiti, La Nouvelle-Calédonie, et plusieurs pays d’Afrique subsaharienne.
C’est au Théâtre Antoine qu’a lieu leur huitième récital (Les fesses, La ceinture, Plus de pétrole…) en 1975.
Le rythme effréné des tournées se poursuit jusqu’en 1979. Les Frères ont pris de la bouteille et du ventre, mais ils enfilent encore et toujours leurs collants pour leur récital d’adieu, De l’entrecôte à la confiture, à la Comédie des Champs-Élysées en octobre 1979. La tournée d’adieu qui suit va durer deux ans. Le public est au rendez-vous. En novembre 1981, ils donnent leurs dernières représentations au Théâtre de Boulogne-Billancourt, dont Jean-Pierre Grenier, avec qui tout a commencé, est devenu le directeur, avant de refermer leur histoire avec un ultime récital à Lausanne le 17 février 1982.
Comment travaillent Les Frères Jacques
Et nous nous interrogeons, quel est le secret du succès des Frères Jacques ?
Les Frères Jacques doivent leur succès à leur talent. Ils touchent un public réceptif, qui, après-guerre, avait besoin de chansons humoristiques et populaires. « Ces baladins, ces riens du tout, ces pitres, ces poètes ont un secret qu’ils ne connaissent peut-être même pas : à chaque fois, ils nous redonnent notre enfance. » écrit Jean Anouilh.2.
Les Frères Jacques n’ont ni agent, ni metteur en scène. Dotés d’un physique quelconque, François est grand, Paul est petit, André et Georges sont de taille moyenne. Leurs collants moulant leur anatomie inquiètent les directeurs de salle, choquent certains, amusent les autres. Il fallait oser ! Ces costumes conçus par Jean-Denis Malclès, copiés sur ceux des danseurs classiques en répétition, participent au jeu de mime, soulignent les mouvements. Les gants blancs renforcent les jeux de mains.
Le décor imaginé par le même Jean-Denis Malclès est sobre. Un rideau noir encadre un fond de scène bleu. Le piano est côté jardin. Paul Tourenne supervise l’éclairage. Pour obtenir une synchronisation parfaite de la lumière et de la musique, un pédalier de commandes lumière est un temps installé au pied du pianiste.
Chaque chanson est agrémentée d’accessoires. Fausses moustaches tenues par des élastiques derrière les oreilles, chapeaux melons et ridicules petits parapluies pour La Saint-Médardc chapeaux mexicains pour Le général Castagnettas, casques à cornes et tresses jaunes en laine pour C’était un mérovingien… Le changement d’accessoires d’une chanson à l’autre se fait naturellement.

Les chansons sont choisies pour leur intérêt poétique, scénique, comique parfois grivois mais jamais vulgaire. Chaque chanson est comme une petite pièce de théâtre qui leur permet de faire une mise en scène. Celle-ci est collégiale. Aucun Frère ne signe la paternité de tel ou tel geste. Annick Russeil, autrice de la première thèse sur les Frères Jacques, parle de composition gestuelle et de chorégraphie3. Les Frères Jacques sont un quatuor. Comme en musique classique, ils observent la rigueur du quatuor, la complémentarité, l’écoute du groupe, de la voix et du geste.
Une chanson de trois minutes peut être travaillée pendant six semaines. La chanson est rigoureusement réglée au millimètre avec le cinquième Frère, le pianiste, Pierre Philippe puis Hubert Degex. Les Frères Jacques chantent sans micro. C’est la qualité acoustique de la salle qui importe. Le piano et leurs voix !
Jacques Canetti, dans une interview, relate que pour lui, les Frères Jacques ne sont pas des chanteurs mais des comédiens qui chantent. Il salue le travail de Pierre Philippe, qui accompagne, mais arrange aussi les chansons. Quand c’est possible, il fait chanter les quatre voix en chœur. Sinon, il distribue les parties et chacun chante et met en scène son registre.
Chaque récital s’enrichit de nouvelles chansons. Les contributeurs sont nombreux et variés, Jean de La Fontaine, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Ricet Barrier, Francis Blanche, Georges Brassens, Léo Ferré, Jean Villard-Gilles… Dans une émission de radio, Paul Tourenne annonce que les Frères Jacques sont en mal d’inspiration. Les auditeurs répondent en envoyant des propositions de chansons qu’ils ont eux-mêmes écrites.
Le fonds d’archives des Frères Jacques
La Bibliothèque historique a acheté à Paul Tourenne (1923-2016), archiviste du groupe, un ensemble considérable de partitions musicales, photographies, dessins, affiches, coupures de presse, correspondances, documents administratifs, enregistrements sonores et éléments de costumes. Ces documents, qui permettent de retracer la carrière du quatuor et de mesurer sa popularité et sa renommée mondiales dans les années soixante et soixante-dix sont décrits ici : Fonds Frères Jacques
Bibliographie à retrouver à la Bibliothèque historique
Drôles comme quatre. Les Frères Jacques, Randal Lemoine ; préface de Jacques Prévert. Paris, Gallimard, 1957.
Les Frères Jacques, Cécile Philippe, Patrice Tourenne. Paris : Balland, 1981.
36 années de chanson, Les Frères Jacques ; préface de Yvan Audouard. Montpellier : Edition de la Source, 1987.
Un langage de la chanson : Les Frères Jacques, Thèse présentée par Annick Russeil. Paris : Université René Descartes Paris V, 1987.
Les Frères Jacques, Thèse présentée par Philippe Gouby. Lyon : Université Lumière Lyon II, 1993.
Hubert Degex accompagnateur des Frères Jacques, Thèse présentée par Philippe Gouby. Lyon : Université Lumière Lyon II, 1994.
Les Frères Jacques. Paul, François, Georges, André..., Eric Zimmermann ; préface de Pierre Tchernia ; avant-propos de Philippe Meyer. Paris : Ed. Didier Carpentier, 1999.
Paul Tourenne : Photographies, Paul Tourenne ; [textes de Charles Aznavour, Olivier Barrot, Robert Delpire, Pierre Etaix et al.]. Paris : Galerie Maeght, 2003.
[Recueil. Jacques, Les Frères. Dossier documentaire] / réuni par la Bibliothèque historique de la Ville de Paris.
- Charles de Gaulle. Lettre dactylographiée à André Bellec, 1965. 4-TFS-010-558 [↩]
- Cité dans Eric Zimmermann, Les Frères Jacques, Paris, Editions Didier Carpentier, 1999, p. 18 [↩]
- Russeil Annick. 3. “La composition gestuelle chez les Frères Jacques“. In: Vibrations, N. 5, 1988. La scène, sous la direction de Louis-Jean Calvet. pp. 119-134 [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Claire Jacob (2 janvier 2025). André, Georges, François, Paul, alias Les Frères Jacques. L'échauguette. Consulté le 19 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1304b